Au Venezuela, l’entreprise pétrolière PDVSA attend sa « révolution dans la révolution »



Les travailleurs du pétrole de Puerto la Cruz qui avaient fait fonctionner seuls leur entreprise pendant la grève patronale de décembre 2002 [1] attendent toujours la cogestion promise par le président Chavez.

par Pierre Doury


Dans la salle de controle de chargement
du brut. Puerto La Cruz, 20 juillet 2005.


« Tu vois, quand j’y repense, deux ans et demi après, ça me donne encore la chair de poule ! » Fidel Rivera, 50 ans montre ses avant-bras pour confirmer ses propos. Il évoque la grève patronale de décembre 2002-janvier 2003 qui avait pour but de déstabiliser et renverser le gouvernement du président vénézuélien Hugo Chavez Frias.Et ses yeux sont humides. « Au moment de la grève les gens des communautés ont accouru pour défendre la raffinerie et contrôler les entrées et sorties des camions-citernes. Tous les "humbles", les gens du peuple, étaient là pour défendre leur pétrole, leur entreprise PDVSA. [2] »

Fidel est aujourd’hui le responsable de la salle de contrôle de chargement de pétrole brut du terminal pétrolier de Puerto la Cruz, sur la côte est du Venezuela. « C’est le seul qui répondait quand j’appelais depuis la raffinerie. Pendant trois jours il est resté seul au poste, ici », raconte Hector Rincon, qui travaille aujourd’hui comme informaticien sur un pôle de distillation d’essence, à un ou deux kilomètres du port.

Dans cette zone cruciale de la production pétrolière, pilier économique du pays, la résistance au lock-out organisé par l’opposition « anti-chaviste » a été farouche. « C’est la seule raffinerie qui a continué à fonctionner dans tout le pays », poursuit Hector. Au milieu de la salle de contrôle où s’alignent les écrans d’ordinateurs et retentissent sonneries et appels radio, Fidel désigne les quatre jeunes hommes qui s’affairent : « La grève a été très massivement suivie par l’ensemble des cadres supérieurs, mais chez les employés subalternes et les ouvriers, très peu ont quitté leur poste. Ca a vraiment été une grève des classes supérieures. Ceux qui travaillaient n’étaient même pas payés, car les grévistes avaient saboté pas mal de systèmes informatiques, dont celui de la gestion des paies. Pourtant, eux qui ne travaillaient pas touchaient leur salaire ! Il a alors fallu remplacer les absents pour pouvoir continuer à faire fonctionner l’entreprise. Des étudiants déjà formés, ou près de l’être sont venus spontanément proposer leur aide, ce sont eux qui sont aujourd’hui toujours en poste, comme ces ‘muchachos’ »

Sur les môles aussi, il a bien fallu se débrouiller. Eudis Valdez est l’actuel « superintendant » du port. Il était alors machiniste. « Un pétrolier abandonné par son équipage était en difficulté. Avec d’autres camarades, j’ai pris un remorqueur pour le sortir de là ». Noir, rond de visage et de corpulence, âgé de 46 ans, il affiche 26 ans de travail dans l’entreprise. « Ça a été un moment fort, mais en même temps très difficile. J’ai reçu des menaces de mort, des coups de téléphone directement chez moi. On me disait : ‘on sait qui tu es et où tu habites, on va tu tuer, on va tuer ton fils’. Mais à ce moment, la solidarité entre nous était très forte. D’autres camarades ont été menacés, mais on n’en tenait pas compte. Il a fallu gérer aussi des cas de sabotage, des moteurs de remorqueurs cassés, du sable avait été jeté dans certaines parties... ».

Dans la tour de contrôle, Fidel explique : « la raison d’être de ces installations est d’exporter le pétrole, brut en ce qui nous concerne, ou raffiné pour les autres môles. Or l’opposition faisait courir les pires informations, fausses, sur la situation. Ils effrayaient les pilotes des tankers, et aucun ne voulait entrer pour recevoir sa cargaison. Et nous avions atteint les limites de nos capacités de stockage, ce qui obligeait à diminuer toute la production en amont : extraction, raffinerie. Il a fallu que des camarades aillent chercher le capitaine d’un bateau, le convainquent de venir voir par lui-même, pour que le premier pétrolier entre enfin au port. C’était le Josefa Camejo, du nom d’une héroïne de l’Indépendance... »« Je crois qu’on peut être très fiers de ce qu’on a fait. Les cadres nous pensaient incapables de faire fonctionner les installations. En réalité, on sait les faire marcher mieux que personne », raconte, ému lui aussi, Miguel Campos, la trentaine et 6 ans « de boîte », « et le reste on l’a appris. »

C’est ainsi que les 18 000 « grévistes » qui ont perdu leur emploi après trois mois de « grève » ont été remplacés par une « promotion » de ceux qui sont restés. De nombreux employés, à l’image d’Eudis sont passés de techniciens à ingénieurs, voire responsables de secteur. Une université maison a même été mise en place pour promouvoir cette ascension et consolider les connaissances des travailleurs volontaires.

« En réalité, pendant deux mois, ce sont les travailleurs eux-mêmes qui ont fait fonctionner PDVSA, avec les rares cadres qui refusaient cette grève politique. » Hector, qui est aussi militant du syndicat Fedepetrol et d’un courant politico-syndical révolutionnaire, Opcion Clasista, revient sur cette expérience.

« A tous les niveaux : raffinerie, secteur portuaire, distribution, les ouvriers, les techniciens, avec l’aide massive des communautés populaires et des militaires de la troupe, restés eux aussi massivement fidèles au ‘processus’ lancé par Chavez, ont de fait géré et sauvé de la catastrophe économique la grande entreprise nationale PDVSA. Nous avons vécu deux mois de gestion ouvrière. Et dans des conditions particulièrement difficiles. Pourtant, le ministre de l’Energie a déclaré récemment que l’industrie pétrolière, comme élément stratégique de notre économie nationale, ne pouvait être laissée aux mains des seuls travailleurs. Il a catégoriquement rejeté l’idée de cogestion ouvrière de l’entreprise. »

C’est pourtant sous l’impulsion de Hugo Chavez lui-même que cette idée a été inscrite comme un modèle à développer et à étendre. Des entreprises en faillite ont ainsi été « récupérées » par leurs propres travailleurs, comme l’entreprise papetière Venepal, devenue Invepal, ou la fabrique de valves destinées à l’industrie pétrolière Inveval.

Numa Lozada est ingénieur chimiste, cadre supérieur « sans poste fixe » pour le moment : « c’est une mesure de rétorsion. Il reste encore une nombreuse bureaucratie au sein de l’entreprise, toujours opposée à la politique de l’actuel gouvernement. Certains continuent à détourner des fonds, à arranger des concessions ou des partenariats avec des entreprises étrangères qui ne respectent pas les normes fixées par la loi en termes de royalties pour l’Etat et l’entreprise PDVSA. Et ils continuent à mener une répression interne. Beaucoup de camarades ont été mutés arbitrairement à l’autre bout du pays, certains sont en cours de licenciement pour des motifs fallacieux. »

Dans son cas, c’est sa participation active à la remise en route de l’entreprise, et ses sympathies pour Opcion Clasista, révélées lors de la « grève » qui lui ont valu, selon lui, cette « mise au placard ». « Beaucoup d’employés ont été licenciés pour avoir participé à cette grève de sabotage, poursuit-il. Pourtant, on a proposé à ceux qui voulaient y renoncer de réintégrer leur poste, ce que certains ont fait. En échange, près de 10 000 embauches ont été réalisées. Il y a un certain renouveau du personnel, mais la bureaucratie est toujours là, à PDVSA comme au ministère de l’Energie, et les principaux fomenteurs du lock-out n’ont jamais été inquiétés. Il resterait beaucoup de ménage à faire. Comment peut-on faire une révolution si on laisse en place les mêmes personnes qui étaient les bénéficiaires du régime précédent ? »

Cependant, tous les travailleurs rencontrés, ouvriers, employés de bureau, ingénieurs ou techniciens sont unanimes sur un point : « Avant, la hiérarchie était très verticale », confie Yoana Morales, jolie métisse de 28 ans (« et célibataire ! », précise-t-elle avec un sourire enjôleur). « On recevait des ordres qu’il fallait exécuter sans discuter. Maintenant, on peut discuter librement avec ses supérieurs, l’ambiance est beaucoup plus détendue, il y a beaucoup moins de pression. » « Oh, moi, je ne me mêle pas de trucs politiques, lance un autre, timidement. Je fais mon travail, et puis c’est tout. » Comme il l’a fait tous les jours de 7 à 20 heures pendant les deux mois de la « grève ».

Acte très politique s’il en est. « Mais c’est vrai qu’on travaille mieux maintenant qu’avant décembre 2002. On fait de temps en temps des assemblées, et les chefs tiennent davantage compte de notre avis. » « Et puis, ajoute Hector, les gens ne se laissent plus faire comme avant. Si un cadre se comporte mal, aussitôt une assemblée des travailleurs concernés se réunit, et obtient assez vite son remplacement. La solidarité et la combativité se sont renforcées. » « Le contrôle ouvrier, qu’est-ce que c’est ? » interroge Yoana « Ah, si c’est qu’on peut participer et qu’on prenne en compte l’avis de tous, alors je suis pour ! ». Comme presque toutes les personnes rencontrées.

Pourtant, PDVSA attend encore, comme le reste du pays, sa « révolution dans la révolution. »

Publié dans: Risal

NOTES:
[1] [NDLR] Consultez le dossier « Lock out & sabotage pétrolier » sur RISAL.
[2] [NDLR] Petróleos de Venezuela, l’entreprise pétrolière publique vénézuélienne.

El "Gordo"

Photo: Pierre doury

«A Caracas, surtout, restez loin des ‘barrios'», ces quartiers pauvres qu'ailleurs on appelle favelas. C'est ce que tout visiteur qui, soucieux de se renseigner un peu sur le Vénézuela lira dans un guide touristique.

Lorsqu'un groupe d'Allemands s'est perdu dans le barrio de la Vega, ils ont bien failli le vérifier à leurs dépens. Il leur a pourtant suffi d'expliquer aux « malandros » qui les entouraient qu'ils étaient les hôtes du « Gordo negro que es comunista » (le gros Noir communiste), pour que la situation se détende et qu'on leur indique le chemin… Celui qui raconte cette histoire, c'est le « gordo », et ça le fait encore bien rigoler. Quelques minutes auparavant, il poussait la chansonnette, un très cubain dans les mains. Quelques sons cubains de la grande époque. On aurait dit un bon vieux papi du Buena vista social club.

Le « Gordo », c'est Edgar Pérez. La soixantaine, gros, c'est vrai, enfin dans le genre ventru et costaud. Noir, ou plutôt métis, comme la plupart des habitants des barrios. Une cicatrice qui court du sourcil à la joue, chauve, passablement édenté. Comme un pauvre, qu'il a toujours été. Communiste, pas tout à fait. Ou plutôt, il l'a été. Descendant d'une famille déjà très militante, ils s'est engagé très jeune dans la lutte armée, profitant de son air juvénile pour tromper la police. Il faut dire que la « parroquia » (paroisse, qui désigne en fait un quartier) de la Vega est depuis toujours un bastion de la militance radicale. « Dans les années 60, la lutte armée avait jusqu'à 800 militants à La Vega, et un très fort soutien populaire », affirme-t-il. Suite à une crue particulièrement destructrice, il doit quitter son quartier, avec un groupe de sinistrés comme lui. Ils s'installeront plus haut, toujours à La Vega, mais dans une zone promise à la construction de logements pour « classe moyenne supérieure ».

C'est ce qui deviendra Las Casitas, lieu qu'il habite maintenant « depuis… Coño ! 38 ans ! ». Parallèlement, son point de vue politique évolue. De marxiste-léniniste pur et dur, il va virer libertaire. Le déclic : un Basque, ex-curé devenu anarchiste (« un p… de mélange dans sa tête, que ça devait être, non ? ») qui bouscule ses certitudes. « Et puis, j'en avais marre du dogmatisme, de la ‘ligne juste' qu'on était persuadés d'avoir et de devoir ‘faire passer au peuple'. » Il quitte la lutte armée, et commence dans son nouveau quartier un travail culturel : sport, musique, théâtre. « Les premiers à participer au groupe de théâtre, c'étaient des malandros, des trafiquants. Ils faisaient leurs trucs, mais dans le projet culturel, ils étaient là, c'étaient les plus sérieux ».

Depuis, c'est à travers la culture, le « travail communautaire » qu'il construit peu à peu son Utopie. Et toute sa famille avec lui : femme, enfants, tous sont des « travailleurs sociaux » comme ils se définissent. Et leur maison est devenue celle de la communauté : cantine collective au rez-de-chaussée, salle de cours et dortoir pour les visiteurs qui affluent des quatre coins du monde a l'étage.

Nos idéologies étaient importées d'Europe, où on a bien vu que les modèles ne marchent pas, le ‘socialisme réel' des pays de l'Est, c'est un échec. Alors, on a retrouvé nos penseurs américains : Bolivar, Ezequiel Zamora, et beaucoup d'autres. Aujourd'hui, je me définis comme un libertaire, mais pas un dogmatique. Un libertaire caribéen. » Que signifie cette étrange accolade ? « Nous avons notre propre culture, qui nous vient de l'héritage indigène, des Noirs déportés, de l'Europe aussi, mais surtout de 500 ans de lutte des opprimés d'ici. Un enterrement chez nous ne ressemble pas à un enterrement en Europe. Ici, c'est presque une fête, les personnes s'y préparent comme pour aller à une grosse fiesta. C'est comme ça, nous avons hérités des Noirs cette capacité à pleurer, mais aussi à rire, et à rire beaucoup.

Lorsque l'on fait une fête, du théâtre, de la musique, une célébration, on se retrouve, on vit ensemble, on soude une communauté. Et comme ça on fait aussi de la politique. Parce que quand on avance tous ensemble sur des projets, la conscience des gens avance aussi. C'est ce qui fait notre force. Chavez, on le soutient parce qu'il est du peuple, pour de bon, et que pour l'instant il nous défend, mais notre travail a commencé bien avant lui. On n'est pas des chavistes fanatiques, la Constitution nous a permis de grandes avancées, mais elle a aussi ses limites et ses pièges. Pourtant, moi qui suis contre l'Etat, je me suis battu, lors du coup d'Etat [d'avril 2002] pour défendre cet Etat. Moi qui suis pour l'horizontalité, je peux être très vertical si demain on tente quelque chose pour renverser Chavez et arrêter notre processus ! » Et si « on » tue le Président ? « Précisément, si on construit à partir de la base, le mouvement continuera, même sans Chavez.

Notre force, c'est notre nombre, nos liens, notre conscience construite ensemble, et ça, aucune armée au monde ne pourra le détruire ! »

Pierre Doury

Voyage dans le « processus révolutionnaire » Vénézuélien.

Photo: Pierre Doury

Durant les mois de juillet et août derniers, 4 militants toulousains se sont rendus au Venezuela, grâce au « Cercle Venezuela » de Toulouse et à ses contacts dans un quartier populaire de Caracas. Récit.

Le « barrio » de La Vega est un des nombreux quartiers pauvres de Caracas, fait de maisons en brique nue pour la plupart, accrochées à flanc de colline ou nichées au fond des vallons. A l’intérieur, la vie grouille, beaucoup de jeunes, d’adolescents, d’adolescentes souvent accompagnées de bébés. De la musique, très fort, qui s’échappe des boutiques, des logements, des minibus-taxi lorsque les klaxons ne la recouvrent pas. Le genre de quartier que les guides de voyage bien-intentionnés recommandent fortement d’éviter… Nous avions pourtant le sésame pour y circuler sans encombre : être les hôtes du « Gordo (le gros) Edgar ». La cinquantaine, ventru mais costaud, Edgar Pérez est un des piliers communautaires de La Vega. Chez lui, c’est la maison de tout le monde, de la communauté. C’est la première chose qui marque dans ce quartier : l’importance et l’intensité de la vie communautaire. On est souvent les uns chez les autres, on passe, on discute, on mange, et on ne fait pas de manières.

Mais pour Edgar et sa famille, cela va encore plus loin. Son domicile sert de salle de classe, de cantine collective, d’école de percussions, d’émetteur pour une petite radio… On ne s’y ennuie pas souvent ! « Si on me donnait demain un appartement tout équipé dans le centre-ville, je refuserais ! Bien sûr, il nous manque beaucoup de choses, et nous nous battons pour les obtenir, mais j’ai besoin de cette vie collective », affirme Edgar. Depuis longtemps la « communauté » s’est organisée : pour l’obtention de l’eau, de l’électricité, le goudronnage de (certaines) rues… « On n’a pas attendu Chavez pour se regrouper et défendre nos intérêts, explique-t-il, même si depuis qu’il est au pouvoir, les choses sont beaucoup plus simples pour nous. » En effet, le quartier compte désormais un centre médical dont le médecin, cubain, est présent en permanence, un centre d’accès Internet gratuit, un supermarché d’Etat, Mercal, qui offre les produits de base à bon marché, la fourniture d’aliments destinés à la cantine populaire. Cette dernière fonctionne depuis deux ans grâce à 5 femmes, toutes bénévoles et fournit chaque jour 150 repas à des familles démunies. Et l’Etat distribue le matériel pédagogique (livres, vidéos…) qui sert de support aux « missions » d’éducation populaire, alors que leur réalisation est l’œuvre d’habitants du barrio.

Tout ça change le quotidien, évidemment. Mais ce qui marque encore davantage, peut-être, c’est cette impression que pour beaucoup de gens, et de jeunes en particulier, s’impliquer pour la communauté est quelque chose d’important, de valorisé : qui dans les « missions » d’éducation populaire, qui dans la musique, la vidéo, les médias alternatifs… Un « peuple conscient et qui avance ». Et comment ne pas ressentir un fort pincement « du côté du poumon » lorsque ces jeunes, improvisant des paroles sur la Guantanamera, reprennent en cœur au refrain « Venezuela socialista ! » Quand les pauvres renouent avec l’idéal socialiste, l’espoir est permis… Ce « socialisme », tous le revendiquent, jusqu’au président du Medef local qui a déclaré qu’il ne s’agit plus d’opposer socialisme et capitalisme, mais de « prendre le meilleur des deux systèmes »… Des sondages indiquent qu’une majorité de la population préfèrerait un système socialiste. Mais que met-on derrière le terme ? Pour nos amis de La Vega, ce serait plutôt sa version libertaire, sans Etat, par l’auto-organisation… Et sans Parti pour y arriver.

Quelques discussions à ce sujet se son prolongées tard dans la nuit… Alors, en débarquant à Caracas, nous aurions trouvé, enfin, le grand chantier du socialisme en marche ? Pas si simple, bien sûr. Un mot d’abord sur Chavez. Tous les quartiers populaires que nous avons vus proclament sur leurs murs leur soutien au Comandante. Et tous les partis se revendiquent de lui. Sauf ceux de l’opposition, mais on ne les entend plus : leur succession de défaites les a assommés. Il suffit d’écouter un dimanche l’émission Aló Presidente pour comprendre la popularité du bougre. Un vrai bateleur, qui n’hésite pas à pousser la chansonnette, glisser un compliment galant à une dame ou raconter une anecdote de sa vie de famille. Et puis, entre deux boutades, quelques cours d’Histoire, de géopolitique du pétrole, des citations de Victor Hugo, des conseils pour organiser des cercles citoyens, l’apologie d’un « socialisme du XXIème siècle qui reste à inventer ».

Mais surtout, pendant son émission, Chavez reçoit en direct les réclamations des simples gens, et le cas échéant, tance le ministre responsable, appelle les communautés à « secouer » leurs élus… Bref, il éduque, explique, incite les gens à développer l’auto-organisation, à ne pas dépendre de sa personne. Si c’est du populisme, on en redemande ! L’idéal de transformation socialiste de la société, même confus, même contradictoire avec les pratiques actuelles de la realpolitik du chef de l’Etat baigne en tous cas les consciences populaires. Sauf qu’entre le sommet et la base, entre Chavez et le peuple, toute une bureaucratie héritée de la « vieille IVème République » est toujours en place, et fait, pour le moins, de la résistance passive. C’est le leitmotiv des militants, des citoyens actifs, et même du président : il faut une « révolution dans la révolution ». Nous dirions, sûrs de notre bagage idéologique : « il faut une révolution »… En effet, on peut dire que pour quelqu’un qualifié par ses détracteurs de « danger pour la liberté et la démocratie », Chavez fait preuve d’une mansuétude étonnante. Tant vis-à-vis des putschistes d’avril 2002, que des organisateurs du lock-out patronal de décembre 2002-janvier 2003 dont aucun n’est en prison malgré la gravité des faits, ou encore vis-à-vis de certains éditorialistes qui n’ont pas hésité à appeler au coup d’Etat voire à l’assassinat du président de la République ! Il n’y a pas eu non plus d’épuration de l’Etat ni d’aucune institution, et les opposants pro-putschistes d’hier continuent tranquillement un travail de sabotage de l’intérieur.

Les conséquences ? Dans les campagnes, les terres promises par la Loi Agraire ne sont pas distribuées par des gouverneurs ou des juges liés à l’oligarchie, ou alors, ce sont les fonds qui ne sont pas débloqués. Chez les populations indigènes, dont la nouvelle Constitution Bolivarienne garantit le droit à la propriété des terres, les moyens manquent pour en établir le cadastre. Pourtant, les crédits ont été débloqués, mais « quelque chose » bloque… Autre exemple d’un processus à la fois limité et contradictoire : le cas de l’entreprise pétrolière nationale PDVSA. Nous avons rencontré des camarades liés à, ou proches de l’OIR, (groupe appartenant à notre IVème Internationale) à Puerto la Cruz, sur la côte caraïbe à 300 km à l’est de Caracas. Ils nous ont raconté comment, pendant la grève patronale de décembre 2002-janvier 2003 ils avaient remis en marche l’ensemble des installations, de la raffinerie au terminal portuaire, sans l’aide des cadres et des ingénieurs, très majoritairement grévistes, mais avec l’appui massif de la population la plus modeste. Et ça avait fonctionné, dans des conditions pourtant très difficiles. Aujourd’hui, alors que Chavez affirme vouloir développer la cogestion ouvrière comme moyen d’aller vers le socialisme, le ministre de l’énergie déclare que PDVSA est une entreprise trop stratégique pour être confiée aux travailleurs…

A côté de cela, le cas de l’entreprise « récupérée » INVEPAL fait figure de contre-exemple. Entreprise papetière en faillite, elle est devenue le symbole d’une remise en route par les travailleurs réussie. Bien sûr, ceux-ci ont pu compter sur le soutien inconditionnel de l’Etat, qui a exproprié l’usine, injecté des fonds et en est un des gros clients aujourd’hui pour l’achat de cahiers scolaires destinés aux Mercal. Evidemment, quelques semaines est un temps bien trop court pour prétendre parler comme un spécialiste. Ces quelques impressions et aperçus ont cependant eu un double mérite. Rendre espoir (« c’est possible, puisqu’ils le font ») dans les capacités des peuples, même écrasés par la pauvreté, à trouver leurs voies vers un monde plus juste, un « nouveau » socialisme. Et obliger à sortir des schémas qu’on attribue trop souvent au marxisme, oubliant que « rien ne remplace l’analyse des situations concrètes ».

Ce « processus révolutionnaire bolivarien » est riche de ses multiples expériences, nées de l’engagement massif de la population dans la vie politique. Il paraît également sérieusement menacé, de l’extérieur par la menace de l’impérialisme, toujours aux aguets, et de l’intérieur par cette bureaucratie qui le gangrène. Il sera passionnant de suivre, et pourquoi pas de participer, à la prochaine étape du mouvement, cette fameuse « révolution dans la révolution ».

Pierre Doury

publié dans: Le piment Rouge

Au Vénézuéla, les travailleurs de l’usine « récupérée » Invepal construisent le « socialisme du XXIème siècle »

Photo: Pierre Doury

En se constituant en coopérative, ils ont sauvé leurs emplois et transformé leur rapport au travail et à la société. Reportage.

« Bienvenue à INVEPAL, entreprise vénézuélienne endogène de papier ». A Puerto Cabello dans l’Etat de Carabobo, à l’ouest de Caracas, le panneau qui accueille le visiteur est flambant neuf et barré des couleurs jaune, bleu et rouge du drapeau vénézuélien. Pourtant, sur les rayonnages des bureaux, la plupart des dossiers portent le sigle « VENEPAL ». « C’est comme ça que s’appelait l’entreprise avant que nous, les travailleurs, la récupérions », explique Rowan Gimenez, 35 ans dont 10 passés à travailler dans l’entreprise. Cette fabrique de papier a été de 2003 jusqu’au début de cette année au cœur d’une lutte acharnée où se sont mêlés soutien gouvernemental, opposition farouche du patronat, solidarité populaire et mépris des grands médias.

Casquette rouge frappée du sigle «République Bolivarienne du Vénézuéla » vissée au-dessus d’un visage rond et avenant, Rowan raconte l’histoire de ce conflit : « Depuis longtemps, les dirigeants de l’usine réduisaient la production, et faisaient courir des bruits selon lesquels l’entreprise tournait mal, perdait de l’argent... A la ‘grande époque’, il y avait près de 2000 personnes qui travaillaient ici. Sur la fin, seulement 300 ». Après de nombreuses manœuvres de la direction et mobilisations des travailleurs, la faillite est officiellement déclarée le 2 décembre 2004. « C’est là que la ‘grande lutte’ a commencé. Nous nous sommes réunis en Assemblée des travailleurs, et nous avons occupé l’usine de façon permanente. Nous organisions des tours de garde : ceux qui vivent sur le site de l’entreprise, ceux qui résident près du site assuraient la garde de 19 h à 7h, les autres le reste de la journée. Il fallait s’assurer qu’on n’emporterait pas les machines ni le stock.» Dans cette lutte qui s’annonçait longue, les « Venepal » ont bénéficié d’une large vague de soutien : « Le président Chavez et la ministre du Travail nous ont soutenus dès le début. Et nous avons pu compter sur l’aide des travailleurs de la raffinerie voisine « El Palito », de PDVSA [l’entreprise nationale pétrolière, ndlr], qui nous ont fourni de la nourriture. Les syndicats de PDVSA ont organisé deux concerts de soutien. Des syndicats affiliés à l’UNT [nouvelle centrale syndicale « combative », ndlr] ont envoyé des groupes pour nous aider à garder l’usine et un appui logistique, prenant en charge des billets de car lorsque certains d’entre nous devaient se rendre à Caracas, etc. Les communautés [d’habitants, ndlr], les paysans nous ont beaucoup aidés également, en participant massivement aux manifestations. L’appui de nos familles aussi a été très important. Et par-dessus tout, ce qui a compté, c’est l’unité de tous les travailleurs en lutte, qui ne s’est jamais démentie. Il y a pourtant eu des moments très difficiles, quand par exemple nous avons subi de fortes inondations, et que certains d’entre nous ont été sinistrés. Nous avons décidé de les aider, non seulement eux, mais aussi d’ autres victimes. On a partagé avec eux la nourriture que nous avions, des matelas, des couvertures…Pendant tout ce temps, les grands médias locaux ou nationaux, liés à l’opposition n’ont pas cessé de répandre les pires calomnies sur notre compte. Ils nous accusaient d’agressions contre des cadres, de séquestration, d’être armés… Ca a rendu les choses encore plus difficiles. Quand on rentrait chez nous, le combat continuait parce qu’il fallait expliquer à nos familles que tout ça c’était des mensonges. Et puis finalement, après 6 mois de lutte, nous avons gagné, l’entreprise a été expropriée et nous a été officiellement remise. Nous n’avons jamais lutté pour de meilleures indemnités de licenciement. Nous avons toujours défendu cette idée que l’entreprise devait être récupérée par les travailleurs, parce qu’avec notre expérience nous savons la faire marcher. » C’est officiellement le 31 janvier 2005 qu’est créée la nouvelle entreprise INVEPAL, où l’Etat est majoritaire, mais dont la gestion est confiée à la coopérative ouvrière.

Mirta Freires a 38 ans et 13 « de boîte ». Dans l’ancienne VENEPAL, elle était magasinière. Elle travaille aujourd’hui au service achats (« et aussi un peu partout, selon les besoins »), et fait partie de l’équipe de direction, composée de deux représentants de l’Etat et de trois travailleurs « élus par l’Assemblée ». « L’Assemblée est souveraine, c’est là que se prennent toutes les décisions, exlique-t-elle, ce principe est notre boussole, notre règle absolue. On s’est battus tous ensemble, on fait tourner tous ensemble l’entreprise aujourd’hui. Nous sommes tous égaux, il n’y a plus de dirigeants et de dirigés. Sinon, on aurait fait tout ça pour rien. » Au nom de cette égalité, tous gagnent le même salaire de 500 000 bolivars [environ 200 euros, ndlr], quelque soit le poste occupé.

Sur les trois lignes de fabrication de papier, une a été remise en marche, une seconde est sur le point de l’être. Une autre chaîne fabrique des enveloppes et des sacs à pain. Dans les immenses bâtiments de l’usine, les ouvriers sont au travail, les mécanos réparent ou entretiennent les machines, le labo effectue ses contrôles. Ca et là un groupe discute, décontracté, un gobelet de café à la main. On se salue amicalement, on blague, on se tape sur l’épaule. Pas de cri, pas de stress, pas de contremaître qui surveille ou réprimande. Et pourtant, ça marche : « Nous avons récupéré le niveau de production d’avant la faillite, affirme Rowan, les clients sont revenus et l’entreprise est bénéficiaire. »

Cette nouvelle façon de travailler convient à tous les membres de la coopérative rencontrés. « Le changement est phénoménal, explique, les yeux brillants, Prospero Pontenegro, 51 ans et 27 de Venepal. Avant on travaillait avec un fouet, maintenant, on a l’esprit libre. On participe à tous les choix, on n’est plus simplement cantonné à une tâche, isolé dans son coin. On vient travailler avec joie, parce que cette entreprise est maintenant à nous, à nous tous, collectivement. » Armando Montilla, ancien magasinier comme Mirta, apprécie la variété du travail dans la coopérative : « il a fallu apprendre à gérer, nous nous sommes formés en nous aidant l’un l’autre. Celui qui savait un peu plus sur tel type de travail aidait celui qui ne savait pas, et ainsi on a fini par s’en sortir. Et on continue à apprendre sans cesse des choses nouvelles, on évolue en permanence, c’est passionnant. Surtout, poursuit-il, on travaille pour nous, pour nos familles, alors qu’avant on travaillait pour enrichir les patrons. »

« On travaille pour nous, reprend Carlos Lopez, ancien gardien et actuel responsable des Ressources Humaines, mais aussi pour les communautés, pour tout le pays. Cet engagement vis-à-vis de l’extérieur est fondamental, c’est un critère majeur lorsque nous recrutons un nouveau travailleur contractuel. Celui-ci passe d’abord par les Ressources Humaines, où l’on vérifie ses compétences, puis devant l’Assemblée où on voit si ses motivations sont les mêmes que les nôtres : on ne travaille pas tant pour l’argent que pour porter un projet, pour aider à la construction d’une société nouvelle, pour aider l’ensemble de la société. S’il partage cette idée et si tout se passe bien, au bout de six mois on lui propose d’intégrer la coopérative. » Actuellement, l’entreprise compte environ 300 membres de la coopérative et une vingtaine de contractuels.

Ce rôle social, auquel tous sont si attachés se concrétise de diverses façons : mise à disposition de l’immense terrain de la société pour des événements culturels, de ses installations sportives (terrains de basket, de base-ball, piscine en cours de rénovation…), aides ponctuelles aux communautés, mais aussi à une échelle plus vaste, par la production de cahiers scolaires bon marché, qui seront distribués dans les supermarchés populaires d’Etat « Mercal ».

« On ne s’est pas battus seulement pour sauver nos emplois, insiste Mirta. Je crois que ce qui était important pour nous, c’était surtout d’en finir avec le mythe de la toute-puissance patronale, montrer qu’on peut gagner face à eux. Pour ça, la présence de Chavez a été déterminante. Avant, l’Etat était systématiquement du côté des oligarques et des patrons, c’était très dur de gagner une lutte. Mais aujourd’hui nous avons tout de même une vraie pression sur les épaules. Nous devons prouver que les travailleurs sont capables de gérer eux-mêmes une entreprise, et de le faire non pour être une entreprise comme les autres, mais pour la mettre au service de la société. »

Alors que le président Hugo Chavez prône un « socialisme du XXIème siècle », les travailleurs d’Invepal semblent bien décidés à réaliser cette Utopie.

Pierre Doury