Au Vénézuéla, les travailleurs de l’usine « récupérée » Invepal construisent le « socialisme du XXIème siècle »

Photo: Pierre Doury

En se constituant en coopérative, ils ont sauvé leurs emplois et transformé leur rapport au travail et à la société. Reportage.

« Bienvenue à INVEPAL, entreprise vénézuélienne endogène de papier ». A Puerto Cabello dans l’Etat de Carabobo, à l’ouest de Caracas, le panneau qui accueille le visiteur est flambant neuf et barré des couleurs jaune, bleu et rouge du drapeau vénézuélien. Pourtant, sur les rayonnages des bureaux, la plupart des dossiers portent le sigle « VENEPAL ». « C’est comme ça que s’appelait l’entreprise avant que nous, les travailleurs, la récupérions », explique Rowan Gimenez, 35 ans dont 10 passés à travailler dans l’entreprise. Cette fabrique de papier a été de 2003 jusqu’au début de cette année au cœur d’une lutte acharnée où se sont mêlés soutien gouvernemental, opposition farouche du patronat, solidarité populaire et mépris des grands médias.

Casquette rouge frappée du sigle «République Bolivarienne du Vénézuéla » vissée au-dessus d’un visage rond et avenant, Rowan raconte l’histoire de ce conflit : « Depuis longtemps, les dirigeants de l’usine réduisaient la production, et faisaient courir des bruits selon lesquels l’entreprise tournait mal, perdait de l’argent... A la ‘grande époque’, il y avait près de 2000 personnes qui travaillaient ici. Sur la fin, seulement 300 ». Après de nombreuses manœuvres de la direction et mobilisations des travailleurs, la faillite est officiellement déclarée le 2 décembre 2004. « C’est là que la ‘grande lutte’ a commencé. Nous nous sommes réunis en Assemblée des travailleurs, et nous avons occupé l’usine de façon permanente. Nous organisions des tours de garde : ceux qui vivent sur le site de l’entreprise, ceux qui résident près du site assuraient la garde de 19 h à 7h, les autres le reste de la journée. Il fallait s’assurer qu’on n’emporterait pas les machines ni le stock.» Dans cette lutte qui s’annonçait longue, les « Venepal » ont bénéficié d’une large vague de soutien : « Le président Chavez et la ministre du Travail nous ont soutenus dès le début. Et nous avons pu compter sur l’aide des travailleurs de la raffinerie voisine « El Palito », de PDVSA [l’entreprise nationale pétrolière, ndlr], qui nous ont fourni de la nourriture. Les syndicats de PDVSA ont organisé deux concerts de soutien. Des syndicats affiliés à l’UNT [nouvelle centrale syndicale « combative », ndlr] ont envoyé des groupes pour nous aider à garder l’usine et un appui logistique, prenant en charge des billets de car lorsque certains d’entre nous devaient se rendre à Caracas, etc. Les communautés [d’habitants, ndlr], les paysans nous ont beaucoup aidés également, en participant massivement aux manifestations. L’appui de nos familles aussi a été très important. Et par-dessus tout, ce qui a compté, c’est l’unité de tous les travailleurs en lutte, qui ne s’est jamais démentie. Il y a pourtant eu des moments très difficiles, quand par exemple nous avons subi de fortes inondations, et que certains d’entre nous ont été sinistrés. Nous avons décidé de les aider, non seulement eux, mais aussi d’ autres victimes. On a partagé avec eux la nourriture que nous avions, des matelas, des couvertures…Pendant tout ce temps, les grands médias locaux ou nationaux, liés à l’opposition n’ont pas cessé de répandre les pires calomnies sur notre compte. Ils nous accusaient d’agressions contre des cadres, de séquestration, d’être armés… Ca a rendu les choses encore plus difficiles. Quand on rentrait chez nous, le combat continuait parce qu’il fallait expliquer à nos familles que tout ça c’était des mensonges. Et puis finalement, après 6 mois de lutte, nous avons gagné, l’entreprise a été expropriée et nous a été officiellement remise. Nous n’avons jamais lutté pour de meilleures indemnités de licenciement. Nous avons toujours défendu cette idée que l’entreprise devait être récupérée par les travailleurs, parce qu’avec notre expérience nous savons la faire marcher. » C’est officiellement le 31 janvier 2005 qu’est créée la nouvelle entreprise INVEPAL, où l’Etat est majoritaire, mais dont la gestion est confiée à la coopérative ouvrière.

Mirta Freires a 38 ans et 13 « de boîte ». Dans l’ancienne VENEPAL, elle était magasinière. Elle travaille aujourd’hui au service achats (« et aussi un peu partout, selon les besoins »), et fait partie de l’équipe de direction, composée de deux représentants de l’Etat et de trois travailleurs « élus par l’Assemblée ». « L’Assemblée est souveraine, c’est là que se prennent toutes les décisions, exlique-t-elle, ce principe est notre boussole, notre règle absolue. On s’est battus tous ensemble, on fait tourner tous ensemble l’entreprise aujourd’hui. Nous sommes tous égaux, il n’y a plus de dirigeants et de dirigés. Sinon, on aurait fait tout ça pour rien. » Au nom de cette égalité, tous gagnent le même salaire de 500 000 bolivars [environ 200 euros, ndlr], quelque soit le poste occupé.

Sur les trois lignes de fabrication de papier, une a été remise en marche, une seconde est sur le point de l’être. Une autre chaîne fabrique des enveloppes et des sacs à pain. Dans les immenses bâtiments de l’usine, les ouvriers sont au travail, les mécanos réparent ou entretiennent les machines, le labo effectue ses contrôles. Ca et là un groupe discute, décontracté, un gobelet de café à la main. On se salue amicalement, on blague, on se tape sur l’épaule. Pas de cri, pas de stress, pas de contremaître qui surveille ou réprimande. Et pourtant, ça marche : « Nous avons récupéré le niveau de production d’avant la faillite, affirme Rowan, les clients sont revenus et l’entreprise est bénéficiaire. »

Cette nouvelle façon de travailler convient à tous les membres de la coopérative rencontrés. « Le changement est phénoménal, explique, les yeux brillants, Prospero Pontenegro, 51 ans et 27 de Venepal. Avant on travaillait avec un fouet, maintenant, on a l’esprit libre. On participe à tous les choix, on n’est plus simplement cantonné à une tâche, isolé dans son coin. On vient travailler avec joie, parce que cette entreprise est maintenant à nous, à nous tous, collectivement. » Armando Montilla, ancien magasinier comme Mirta, apprécie la variété du travail dans la coopérative : « il a fallu apprendre à gérer, nous nous sommes formés en nous aidant l’un l’autre. Celui qui savait un peu plus sur tel type de travail aidait celui qui ne savait pas, et ainsi on a fini par s’en sortir. Et on continue à apprendre sans cesse des choses nouvelles, on évolue en permanence, c’est passionnant. Surtout, poursuit-il, on travaille pour nous, pour nos familles, alors qu’avant on travaillait pour enrichir les patrons. »

« On travaille pour nous, reprend Carlos Lopez, ancien gardien et actuel responsable des Ressources Humaines, mais aussi pour les communautés, pour tout le pays. Cet engagement vis-à-vis de l’extérieur est fondamental, c’est un critère majeur lorsque nous recrutons un nouveau travailleur contractuel. Celui-ci passe d’abord par les Ressources Humaines, où l’on vérifie ses compétences, puis devant l’Assemblée où on voit si ses motivations sont les mêmes que les nôtres : on ne travaille pas tant pour l’argent que pour porter un projet, pour aider à la construction d’une société nouvelle, pour aider l’ensemble de la société. S’il partage cette idée et si tout se passe bien, au bout de six mois on lui propose d’intégrer la coopérative. » Actuellement, l’entreprise compte environ 300 membres de la coopérative et une vingtaine de contractuels.

Ce rôle social, auquel tous sont si attachés se concrétise de diverses façons : mise à disposition de l’immense terrain de la société pour des événements culturels, de ses installations sportives (terrains de basket, de base-ball, piscine en cours de rénovation…), aides ponctuelles aux communautés, mais aussi à une échelle plus vaste, par la production de cahiers scolaires bon marché, qui seront distribués dans les supermarchés populaires d’Etat « Mercal ».

« On ne s’est pas battus seulement pour sauver nos emplois, insiste Mirta. Je crois que ce qui était important pour nous, c’était surtout d’en finir avec le mythe de la toute-puissance patronale, montrer qu’on peut gagner face à eux. Pour ça, la présence de Chavez a été déterminante. Avant, l’Etat était systématiquement du côté des oligarques et des patrons, c’était très dur de gagner une lutte. Mais aujourd’hui nous avons tout de même une vraie pression sur les épaules. Nous devons prouver que les travailleurs sont capables de gérer eux-mêmes une entreprise, et de le faire non pour être une entreprise comme les autres, mais pour la mettre au service de la société. »

Alors que le président Hugo Chavez prône un « socialisme du XXIème siècle », les travailleurs d’Invepal semblent bien décidés à réaliser cette Utopie.

Pierre Doury

0 commentaires: