Après les élections, il faut accélérer

Par Josep Maria Antentas*

L’élection présidentielle du 3 décembre 2006 a eu lieu dans un contexte de stabilité relative du processus bolivarien, marqué depuis plus de deux années par la défaite de l’opposition dans le référendum révocatoire du 15 août 2004. La faillite de la tentative de révocation du président Chávez, ajoutée aux échecs du coup d’État du 11 avril 2002 et du sabotage pétrolier commencé le 2 décembre 2002 ont démoralisé et divisé les forces de l’opposition.

La relative paralysie de l’opposition droitière a permis qu’au cours de ces deux dernières années des débats internes fleurissent dans l’espace chaviste sur l’orientation que devrait prendre le " processus " (c’est le terme le plus employé par la gauche au Venezuela pour se référer à la dynamique en cours). Alors que l’opposition était affaiblie, les débats au sein des secteurs bolivariens sont apparus plus clairs et il est devenu plus aisé pour les secteurs populaires de formuler des critiques et des exigences nouvelles.

Chávez et le bloc du changement se sont présenté devant les électeurs avec l’objectif déclaré d’obtenir dix millions de voix, ce qui était plus une manière de mobiliser les électeurs qu’un objectif réel. Le but était d’obtenir un soutien populaire massif pour pouvoir " approfondir " le processus. Chávez avait besoin d’une réélection avec un résultat clair afin de décourager les éventuelles manoeuvres déstabilisatrices de l’opposition et d’entamer son second mandat présidentiel en position de force pour pouvoir entreprendre les réformes nécessaires. Mais la campagne, en charge du Commando Miranda, fut toutefois caractérisée par un fort contrôle vertical et par une dynamique " d’appareil ".

Les secteurs les plus à gauche, tel le Courant classiste unitaire révolutionnaire et autonome (C-CURA) de l’Union nationale des travailleurs (UNT), le Parti Révolution et Socialisme (PRS) ou le Projet Notre Amérique (PNA)-Mouvement du 13 avril, ainsi que les mouvements tels le Front paysan Ezequiel Zamora ou l’Association nationale des moyens de communication libres alternatifs (ANMCLA), ont promu l’initiative " Pour nos luttes ", qui se donnait pour but de mobiliser les secteurs les plus combatifs pour le réélection de Chávez sur un programme d’approfondissement indépendant. Ce fut une campagne assez faible, qui n’a pas dévoilé tout le potentiel existant, mais qui a eu des moments de visibilité importante, comme la journée de mobilisation du 20 novembre. Les mouvements sociaux sont encore faibles et fragmentés, mais les avancées enregistrées dans l’auto-organisation populaire devraient permettre une plus grande capacité de mobilisation " par en bas " dans le futur.

Cette initiative allait de pair avec le sentiment croissant, mais encore minoritaire, qu’il faut exiger des politiques concrètes et des mesures radicales qui permettraient de donner une réponse effective aux grands problèmes de la masse de la population et d’accélérer les transformations sociales. Il ne fait aucun doute que les politiques du gouvernement Chávez, fondées sur la redistribution de la rente pétrolière à travers les politiques sociales et en favorisant les processus d’industrialisation et du développement économique, ont apporté des changements positifs pour les populations les plus pauvres. Mais en même temps il est clair que les mesures prises ne sont pas suffisantes et qu’il y a un grand écart entre la rhétorique radicale du " socialisme du XXIe siècle " et la pratique gouvernementale concrète, qui n’a toujours pas pris de mesures radicales visant les élites économiques. Dans ce contexte, la bureaucratie et la corruption apparaissent comme le talon d’Achille du processus bolivarien et comme les facteurs clefs qui empêchent une avancée réelle sur la voie de la radicalisation et de la transformation sociale. (1)

Réélire Chávez afin d’approfondir le processus et de donner un contenu réel à la rhétorique du socialisme du XXIe siècle, tels étaient donc les objectifs des secteurs les plus à gauche dans cette élection.

Résultats

Les résultats électoraux ne permettent pas de douter du soutien majoritaire dont Chávez dispose dans la société vénézuélienne. Malgré les tentatives des moyens de communication réactionnaires de semer des doutes sur le processus électoral, ce dernier s’est déroulé sans aucun incident ni aucune anomalie. C’est ce que corrobore le rapport réalisé par les 400 observateurs internationaux invités par le Conseil national électoral (2).

Le corps électoral s’élevait en 2006 à quelques 16 millions d’électeurs enregistrés, alors qu’ils n’étaient que 11 millions en 2000. Cet accroissement est du aux efforts effectués pour inscrire sur les listes électorales les vastes secteurs de la population qui restaient jusque là à la marge des processus électoraux. L’abstention, de 25,12 % d’inscrits (environ 3,9 millions de personnes), si elle était la plus basse depuis la présidentielle de 1988, fut néanmoins significative. En 1998 l’abstention avait atteint 36,65 %, en 2000 elle s’est accrue jusqu’à 43,69 % et lors de référendum révocatoire de 2004 elle était de 30,08 %. Traditionnellement, l’élection présidentielle au Venezuela compte une abstention beaucoup moins grande que n’importe quelle autre élection, qu’il s’agisse des législatives, des municipales ou de celles des gouverneurs des États.

Chávez a obtenu 7 274 331 voix (62,87 %) contre 4 266 974 qui se sont portés sur Rosales (36,88 %). Il a gagné dans tous les États du pays, y compris celui de Zulia dont Rosales est le gouverneur. Les résultats recueillis par Chávez sont, tant en pourcentage qu’en nombres absolus, les plus élevés qu’ait jamais obtenu un président depuis la fin de la dictature de Marcos Pérez Jiménez en 1958 (voir le tableau). En 1998, Chávez avait obtenu 3 673 685 voix, soit 56,2 %, et en 2000, 3 757 773, soit 59,76 %.

Présidents élus au Venezuela (1958-2006) (nombre de voix et %)

1958

Rómulo Betancourt

49,18

1 284 092

1963

Raúl Leoni

32,81

957 574

1968

Rafael Caldera

29,13

1 083 712

1873

Carlos Andrés Pérez

48,74

2 130 743

1978

Luis Herrera Campins

46,64

2 487 138

1983

Jaime Lusinchi

56,72

3 773 731

1988

Carlos Andrés Pérez

52,89

3 868 843

1993

Rafael Caldera

30,46

1 710 722

1998

Hugo Chávez Frías

56,2

3 673 685

2000

Hugo Chávez Frías

59,76

3 757 773

2004

Référendum révocatoire

59,1

5 800 629

2006

Hugo Chávez Frías

62,87

7 274 331

Source : élaboration propre à partir des données du Conseil Suprême Électoral. Secrétariat Général. Direction de Statistiques Électorales. Division de Géographie Électorale

Les résultats de 2006 confirment que depuis 1998 l’écart des voix entre Chávez et ses adversaires augmente, tant en pourcentage qu’en nombre absolu (dans un contexte de croissance du nombre des inscrits). Lors de sa première victoire Chávez avait devancé son adversaire de 1 060 524 voix, lors de l’élection de 2000 son avantage était de 1 469 195 voix, lors du référendum révocatoire de 2004 il y avait 1 811 621 votants de plus pour soutenir Chávez et lors de la dernière élection il devançait son adversaire de 2 965 308 voix (3).

Dans le système électoral vénézuélien les électeurs doivent non seulement choisir le candidat qu’ils soutiennent mais également à travers quel parti politique ils le font. Dans le camp chaviste ce fut une nouvelle fois le Mouvement V République qui a été le plus choisi (4 822 175 voix, soit 41,67 %), suivi de PODEMOS (756 742 voix, soit 6,54 %) et par Patrie pour tous (PPT : 594 582 voix, soit 5,13 %). Le Parti communiste de Venezuela (PCV) s’est affirmé comme le quatrième parti du bloc gouvernemental, avec 340 499 voix (2,94 %). Signalons enfin, que la Parti Révolution et Socialisme, toujours en cours de constitution, n’a pas pu être enregistré comme organisation politique pour cette élection et, bien qu’il ait appelé à voter pour Chávez afin d’approfondir le processus, il n’a pas pris part en tant que tel à la lutte électorale.

L’analyse des résultats électoraux confirme l’existence d’une corrélation entre le niveau de la pauvreté et le soutien à Chávez. A l’exception des États de Zulia, de Vargas et du District de la Capitale, où d’autres phénomènes rentrent en ligne de compte, Chávez obtient ses meilleurs résultats dans les États les plus pauvres (4).

Ces résultats confirment également que la base sociale du processus bolivarien réside fondamentalement dans les secteurs les plus pauvres du pays, chez ceux qui sont nombreux à vivre dans l’économie informelle et le chômage. En définitive ceux qui soutiennent le processus c’est " le peuple pauvre ", formé par ceux que Mike Davis (5) définit comme le " prolétariat informel " des périphéries urbaines comme les " collines " de Caracas, dont le mode de vie est la " survie informelle ". Ce sont aussi les secteurs ruraux et campagnards paupérisés. Et en fin de comptes les secteurs les plus militants de la classe ouvrière industrielle, liés à la gauche de l’UNT, dans les zones les plus industrielles du pays constituent un autre support de ce processus. Mais l’importance de ce dernier est réduite.

Le résultat obtenu par le candidat de l’opposition, Rosales, est légèrement inférieur à celui que l’opposition a réalisé dans le référendum révocatoire d’août 2004. S’il est très largement distancié par Chávez, son résultat montre que la base sociale de l’opposition reste encore significative. La logique même du scrutin présidentiel et la bipolarisation qu’il impose a permis à l’opposition de se réunifier autour de la candidature de Rosales et de récupérer une partie du capital politico-électoral du référendum de 2004 et de se restructurer, au moins pour un temps. Rosales a réalisé une campagne populiste et démagogique, visant à attirer quelques voix populaires, parmi lesquelles ressortait la proposition d’une carte de crédit " Mi Negra " qu’il se proposait d’offrir aux familles les plus pauvres en la créditant de 200 à 400 euros pris sur la rente pétrolière ainsi que ses promesses de préserver et " d’améliorer " les Missions sociales.

Même s’il n’avait aucune chance de l’emporter, la candidature de Rosales a permis aux forces de l’opposition de récupérer une certaine crédibilité politique. Elles ont affronté une présidentielle avec de grands dilemmes stratégiques. Initialement l’opposition ne savait pas vraiment si elle avait l’intention d’aller jusqu’au bout ou bien si elle retirerait son candidat sous un prétexte quelconque. De même l’opposition avait du mal à décider si elle accepterait les résultats du vote, ou si au contraire elle aurait intérêt de mener une opération de déstabilisation post-électorale avec l’aide des moyens de communication qu’elle domine.

La reconnaissance rapide de sa défaite électorale par Rosales semble indiquer qu’au sein des forces de l’opposition, ou du moins d’une partie d’entre elles, perce l’idée qu’elles doivent se préparer à une lutte de longue durée contre Chávez et que cela implique l’élaboration d’un projet alternatif qui soit crédible. L’importance de l’appui populaire dont bénéficie Chávez, le caractère incontestable de ses victoires électorales, les échecs de la période 2002-2004 et les difficultés actuelles du gouvernement Bush embourbé en Irak et affaibli aux États-Unis même, font que l’opposition ne croit pas disposer des forces suffisantes pour réactiver les options putschistes et déstabilisatrices et que pour l’instant ces dernières ont fait place à une stratégie institutionnelle. Cela va probablement conduire à de nouvelles divisions de l’opposition entre les secteurs optant pour un affrontement et ceux qui tentent, comme l’indique Roland Denis, " d’exiger leur reconnaissance en tant qu’acteurs de la construction de la V-ème République, à la recherche d’un dialogue et surtout d’une intégration dans son cadre. " (6)

Toutefois, ce serait une grave erreur stratégique des forces chavistes, de confondre ce qui est une option tactique de l’opposition, motivée par les rapports de forces qui lui sont pour le moment très défavorables, avec ce qui reste son objectif stratégique irrévocable : le renversement de Chávez et du cadre institutionnel de la V-ème République (ou du moins sa complète dénaturalisation et sa transformations sur la base d’autres paramètres). Croire aux " conviction démocratiques " de l’opposition et dans le caractère irréversible de son pari " institutionnel " ou, pire encore, faire des concessions au secteurs supposés plus " doux " en espérant les opposer aux " durs " au nom de la stabilisation du pays et de la consolidation des institutions de la V-ème République, serait une grave erreur pour le chavisme. Cela ne pourrait que servir à freiner les transformations en cours.

Approfondir le processus, renforcer ses appuis sociaux et sa base sociale militante, priver les secteurs économiquement dominants de leurs privilèges matériels dont ils se servent pour leur action politique voilà la meilleure des façons de mettre en échec les ennemis du processus bolivarien.

Dilemmes et perspectives d’avenir

La réélection de Chávez ouvre une période de débats internes au sein du camp bolivarien. De leurs résultats va dépendre dans une grande mesure l’avenir du processus. L’année 2007 sera une année de définitions. Les tensions vont se refléter dans les débats concernant la réforme constitutionnelle, dont la portée et le contenu restent encore à déterminer, dans les débats sur l’appel à créer un " part unique " des forces chavistes, dans les conflits au sein de l’UNT, dans la lutte pour mettre en oeuvre des mesures fondamentales, tels la loi de la sécurité sociale ou le respect du fonctionnement des Conseils communaux.

Chávez lui-même a annoncé " l’approfondissement de la révolution bolivarienne ", son orientation vers " le socialisme du XXIe siècle " et vers la " voie vénézuélienne au socialisme ". Il a parlé d’une " bataille contre la contre-révolution bureaucratique et contre la corruption ". Il s’agit là effectivement des principales tâches qu’il faut aborder. Mais elles peuvent être interprétées et définies de manières très diverses.

Parmi les dilemmes du camp bolivarien, les débats sur l’orientation du processus et les luttes visant à définir la composition du gouvernement, une tension structurelle se dissimule. D’un côté, il y a ceux qui parient sur une radicalisation des réformes réalisés dans l’optique d’une perspective plus ou moins socialiste. De l’autre ceux qui défendent fondamentalement un modèle de capitalisme régulé et une perspective " néo-developpementiste ", qui cherche des alliances avec la bourgeoisie nationale et régionale et qui parie sur le renforcement d’un bloc latino-américain qui serait capable de s’insérer dans des conditions plus avantageuses dans l’économie mondiale. Ce serait soit la dernière station du trajet, soit une phase transitoire, avant d’avancer vers le socialisme (7).

Si le processus ne s’approfondit pas, s’il n’avance pas vers une transformation sociale radicale, le projet de Chávez pourra s’étendre d’épuisement. Mais l’approfondissement du processus n’est pas une tâche linéaire. Il implique de prendre des mesures et de réaliser des sauts qualitatifs en direction de la rupture avec l’appareil d’État actuel, de s’en prendre aux privilèges des élites économiques, de rompre avec la logique de la propriété privée et des rapports de production capitalistes. Une avancé lente et graduelle " vers le socialisme " peut se transformer en pétrification, conduire à la démoralisation et à la démobilisation de la base sociale qui le soutient et se terminer par une (auto)correction de l’orientation dans un sens inverse de celui qui avait été souhaité.

Officiellement, tous ceux et toutes celles qui sont insérés dans le camp gouvernemental chaviste soutiennent la rhétorique de l’approfondissement de la révolution bolivarienne et du socialisme du XXIe siècle. Mais la réalité est très différente. Au sein du gouvernement, des partis qui le soutiennent et parmi ses fonctionnaires, il y a des secteurs qui se proclament " chavistes " mais qui n’ont rien de commun avec un quelconque projet réel de transformation radicale de la société et qui représentent la " droite " interne du processus.

Pour avancer vers une rupture réelle avec le capitalisme, la mobilisation et le développement de l’auto-organisation populaire, dans le cadre du processus mais de manière indépendante par rapport à l’État et au gouvernement constituent encore des outils nécessaires. C’est à partir de la mobilisation et de l’auto-organisation populaire qu’il sera possible de donner un contenu réel et concret à l’idée du socialisme du XXIe siècle. Il s’agit là du défi fondamental pour l’étape ultérieure à l’élection présidentielle d’un processus bolivarien qui doit appuyer l’accélérateur.

___________

* Josep Maria Antentas, dirigeant de Revolta Global, organisation catalane de la IVe Internationale, est membre du Bureau exécutif de la IVe Internationale.

1. Voir les interviews de Stalin Pérez " La lucha contra la burocracia y la corrupción, y por los derechos de los trabajadores, será muy importante el año que viene " (La lutte contre la bureaucratie et la corruption et pour les droits des travailleurs sera plus importante dans l’année qui vient) et celle de Roland Denis " No terminamos de resolver la burocracia que sigue absolutamente viva " (Nous n’avons pas fini avec la bureaucratie qui reste toujours vive) disponibles en espagnol sur : www.vientosur.info

2. Rapport des observateurs de l’élection présidentielle au Venezuela le 3 décembre 2006, sur www.rebelión.org

3. O. Al Qasa, " Jugando a las matemáticas con la oposición " sur le 7 décembre 2006.

4. J. Dávila, " Pobreza y Elecciones " sur . L’auteur utilise les chiffres de la pauvreté de l’année 2001. Selon la CEPAL la pauvreté a régressé dans le pays de 11,5 % au cours des cinq dernières années, donc les corrélations qu’il indique ont pu légèrement varier si l’on prend les données d’aujourd’hui.

5. M. Davis, Planet of Slumps (Planète des bidonvilles), London 2006, édition Verso

6. R. Denis, " Tres evidencias postvictoriosas " sur le 8 décembre 2006.

7. Claudio Katz (2006) " Socialismo o neo-desarrollismo " (Socialisme ou néo-développementisme).

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