Au Venezuela, on ne cesse de débattre des résultats chiffrés des politiques sociales, bien que cela importe peu aux pauvres qu’on les compte.
Pour les partisans du président Hugo Chávez, les statistiques sur l’éducation, la santé et la pauvreté montrent d’indéniables progrès. Pour ses détracteurs, ils ne sont pas fiables. Et pour la presse, l’opacité est reine.
Pendant ce temps, les agences internationales tentent de développer une façon d’évaluer les programmes sociaux créés par le gouvernement bolivarien.
A mi-chemin du délai prévu pour atteindre les objectifs du Millénaire pour le Développement (ODM) en 2015, la Commission Economique des Nations Unies pour l’Amérique Latine et les Caraïbes (CEPAL) a souligné les carences des statistiques et les divergences en matière d’indicateurs servant à évaluer les progrès ou les reculs des pays de la région.
La pauvreté au Venezuela a été réduite de plus de 12% depuis que Chávez est arrivé au pouvoir en 1999. Selon la CEPAL, elle touchait alors 49,4% de la population dont 21,7% d’indigents.
Fin 2005, 37,1% des Vénézuéliens vivaient dans la pauvreté, dont 15,9% dans la pauvreté extrême, selon le rapport de la CEPAL intitulé « América Latina : Evolución de la Pobreza y la Indigencia 1980-2006 » [1] dont les chiffres sont basés sur « les grilles de résultats des enquêtes sur les foyers des différents pays ». Dans le cas du Venezuela, celles-ci sont élaborées par l’Institut National de Statistiques (INE) [2].
L’INE a estimé que, pour fin 2006, le Venezuela aurait moins de 10% de pauvreté extrême, ce qui lui permettrait d’atteindre le premier des objectifs du Millénaire proposé en 2000 par l‘Organisation des Nations Unies (ONU), à savoir réduire de moitié, pour 2015, la proportion de personnes gagnant moins d’un dollar par jour.
« Le Venezuela atteindra facilement les objectifs du Millénaire. Nous sommes déjà en train d’y arriver », affirmait Chávez à New York le 20 septembre 2006, peu après son intervention à l’Assemblée générale de l’ONU.
Il rappelait, par exemple, que l’Organisation des Nations Unies pour l’Education, la Science et la Culture (UNESCO) a déclaré le Venezuela « territoire libre d’analphabétisme » après que le gouvernement lui ai certifié qu’il avait alphabétisé 1,5 million de personnes.
« Selon le Rapport mondial de suivi sur l’Eduction pour tous de 2005, son taux de scolarisation figure dans les 10 premiers de la région (...). Si le pays parvient à réduire l’absentéisme scolaire, il se rapprochera des objectifs de Dakar », affirme l’Unesco dans son site Web en se référant au Venezuela.
Parmi les six objectifs de la Conférence de Dakar (2000) figure l’éducation primaire, gratuite, obligatoire et de bonne qualité avant 2015 et l’augmentation de 50% du nombre d’adultes alphabétisés pour la même année.
« Dieu parle au travers des mathématiques », dit fréquemment Chávez pour traduire le fait que les objectifs, petits et grands, sont des questions de chiffres et non pas de rhétorique. Le gouvernant, qui attribue la phrase à Pythagore, fait souvent des opérations arithmétiques en public avant de présenter des résultats quantitatifs de sa gestion ou des propositions socio-économiques.
Il est le premier à défendre fermement les « missions », c’est-à-dire la quinzaine de programmes sociaux développés au cours des trois dernières années en marge de la structure traditionnelle de l’Etat dans lesquels des millions provenant des exportations pétrolières ont été injectés.
De ce discours soutenu découle une série de doutes sur les statistiques officielles. En effet, en mars 2005, dans son programme hebdomadaire de télévision, Chávez a rejeté les chiffres sur la pauvreté remis à la presse par l’INE et a exigé une rectification de l’organisme.
Elías Eljuri, directeur de l’INE, a dit dans une interview à la presse en décembre 2004 que « le taux de pauvreté au Venezuela était de 53% pour le mois de novembre », dont 25% de pauvreté extrême, c’est-à-dire les foyers n’ayant pas de revenus suffisants pour acheter le panier alimentaire, selon les calculs de l’INE.
Le Venezuela sortait à peine de la crise politique de 2002 et 2003, avec un bref coup d’Etat et une grève du secteur pétrolier qui a provoqué dans cet intervalle une chute de près de 28% du Produit Intérieur Brut (PIB).
Le fonctionnaire a présenté ces chiffres pour réfuter les arguments des opposants « qui commettent une erreur préméditée en additionnant la pauvreté à la pauvreté extrême » et qui évaluaient ainsi le fléau à plus de 70%.
Eljuri a donc proposé, y compris lors de réunions de la Communauté Andine des Nations (CAN), « de mettre au point un nouveau modèle d’indicateurs sociaux afin de construire un indice de bien-être social à partir d’une enquête sur le niveau de vie ».
Les méthodes traditionnelles de calcul de la pauvreté, tant la conjoncturelle qui mesure les revenus que la structurelle qui porte sur les besoins non satisfaits, ne prenaient pas en compte l’impact des programmes tels que les « missions », a souligné Eljuri.
Parmi ces « missions » figurent l’alphabétisation, les soins de santé de base prodigués par le personnel médical cubain, la distribution d’aliments subsidiés, la distribution de repas aux femmes et aux enfants pauvres, des opérations ophtalmologiques et le versement d’allocations à des personnes sans emploi qui suivent des formations professionnelles.
Suite au blâme de Chávez, l’INE est resté à l’écart de la presse jusqu’en octobre 2005 quand Eljuiri a présenté les nouveaux chiffres faisant état d’un taux de 38,5 % de pauvreté totale.
« Il faut être aveugle pour affirmer que la pauvreté a augmenté au cours des dernières années dans le pays. Les foyers dans cette situation ont diminué de 14,6% », a signalé Eljuri.
Au cours de la campagne électorale qui s’est soldée le 3 décembre dernier par la réélection de Chávez, le leader de l’opposition, Teodoro Petkoff, a confié à Inter Press Service (IPS) que l’un des mérites du processus politique vénézuélien a été de placer la pauvreté et la nécessité de la combattre au centre du débat national.
« Une pauvreté supérieure à celle décrite par les chiffres officiels maniés selon le bon vouloir de Miraflores », le siège du pouvoir exécutif, a-t-il ajouté.
Eljuri a affirmé en octobre passé que « quand en 2003, l’INE a montré que la pauvreté atteignait 55%, l’opposition a dit que ce chiffre était parfait. Mais quand ce taux baisse, alors, elle affirme que nous maquillons les chiffres et en déduit que nos instruments de mesure ne sont pas appropriés ».
Le politologue Víctor Maldonado, directeur de la Chambre de commerce de Caracas, a affirmé à IPS que « si les chiffres officiels recueillis par la CEPAL étaient sûrs, le Venezuela vivrait un miracle économique et social inédit. Mais ce n’est pas le cas ».
Le gouvernement revendique, par exemple, que sa « mission » Barrio Adentro, avec ses quelque 13 000 médecins cubains et 4 500 odontologistes a effectué en trois ans 203 millions de consultations, sauvé plus de 30 000 vies et réalisé 27,5 millions de visites à domicile dans un pays de 27 millions d’habitants. Il s’agit de chiffres non vérifiés et il n’existe pas de programme d’évaluation de l’impact des missions.
En outre, la presse n’a même pas accès à une liste officielle reprenant les endroits où se trouvent les médecins cubains, encore moins leur nombre, leur fonction ou leur identité.
Pour Maldonado, le nombre de consultations « supposerait un taux très élevé de population malade, ce qui ne peut se résoudre avec cette médecine primaire ».
« Les chiffres de la santé contrastent avec ceux de l’INE selon lesquels la moitié des naissances ne sont pas enregistrées l’année où elles ont lieu, ce qui signifie que des dizaines de milliers d’enfants ne sont pas pris en charge par les services de santé », a souligné le président de la Chambre de commerce.
L’INE « a changé des paramètres de calcul, par exemple celui du chômage puisque l’enquête de foyers, menée sur base d’un échantillon (outil semestriel d’évaluation), considère à présent qu’une personne a un emploi si elle a travaillé au moins une heure la semaine antérieure », a affirmé Maldonado. Cependant, il s’agit d’un paramètre utilisé internationalement et il n’est donc pas surprenant que le Venezuela l’ait adopté pour harmoniser les statistiques nationales avec les statistiques mondiales.
Selon des informations obtenues par IPS, les agences du système des Nations Unies représentées à Caracas ont tenté de développer, avec le gouvernement de Chávez, des mécanismes permettant de mesurer et d’évaluer l’impact des « missions ». Cependant, des sources de ces entités ont refusé de donner des informations sur ces travaux en soulignant qu’ils étaient toujours en phase d’élaboration.
La proposition est née suite à un conflit entre la CEPAL et les [ex-]ministres vénézuéliens de l’Education et de la Santé, Aristóbulo Istúriz et Francisco Armada à cause d’un rapport de l’agence multilatérale de 2005 sur la pauvreté au Venezuela qui a été considéré comme étant « biaisé » par le gouvernement car il s’appuyait sur des chiffres de 2002 et ne prenait pas en compte le poids des « missions ».
« Les missions doivent être évaluées. Il faut mettre en valeur leurs aspects positifs et corriger leurs lacunes. Pour cela il est impératif de produire des données fiables, vérifiables et publiques afin d’exercer le droit à la participation et au contrôle social », a commenté à IPS Marino Alvarado de l’organisation non gouvernementale (ONG) Programme Vénézuélien d’Education-Action en matière de Droits humains (PROVEA, Programa Venezolano de Educación-Acción en Derechos Humanos).
Le gouvernement « a cessé de fournir des données opportunes sur la criminalité et d’autres statistiques utiles pour évaluer le respect des droits humains », a donné comme exemple Alvarado.
Fernando Pereira, de l’ONG spécialisée dans l’enfance Cecodap, a confié que l’on constate des progrès au niveau social, mais il a ajouté que les droits liés à la sécurité, à l’intégrité et au respect de la vie de l’enfance et de l’adolescence ne sont étayés que par des coupures de presse parce que la police judiciaire ne leur fournit pas d’informations.
Pour Maldonado, « le problème des missions est qu’elles ne sont pas mesurables, qu’elles ne sont pas soumises à un contrôle indépendant. Elles bénéficient de beaucoup de propagande que l’on confond avec une évaluation ».
Mais, pour des gens comme Eduardo Loaiza, âgé de 37 ans, et qui, avec sa famille, s’occupe de postes de vente d’ustensiles de cuisine et de quincaillerie dans trois rues du centre de Caracas, « il existe de nombreux plans qui ont différents noms dont le but, au final, est de distribuer un peu plus l’argent. Ce gouvernement est bien intentionné mais très désordonné en tout. Cependant, l’important c’est qu’ils nous aident à nous en sortir ».
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