CARACAS, SITUATION OUVERTE…

Chaussures produites dans une coopérative du NUDE Fabricio Ojeda.
Photo: Yannick Lacoste 2006


Par Bernard Chamayou

A propos du Vénézuela, on peut faire trois constatations simples mais fondamentales : c’est un pays où tout le monde peut manger à sa faim, gratuitement, où tout le monde peut se soigner, gratuitement, où tout le monde peut s’instruire, gratuitement.

Comment est-ce possible ? C’est au travers de l’analyse de la visite d’un quartier de Caracas que nous essaierons de répondre à cette question ; c’est à partir de là que nous nous poserons des problèmes plus généraux concernant le processus de la Révolution Bolivarienne. Ces interrogations sont posées de l’intérieur du processus, en solidarité profonde avec le peuple vénézuélien.


Noyau de Développement Endogène (NUDE)

- On parle peu de ce type de structure qui pourtant se développe et devient très important. « Noyau » parce que ce n’est qu’un début, « développement », parce qu’il s’agit du poids socio-économique croissant des coopératives, « endogène » parce qu’il faut utiliser les ressources locales de production, de formation et d’emploi.

Il s’agit donc d’établir une base économique locale dont la production est liée à la communauté du quartier, sous la forme de coopératives, à partir d’un projet soumis à la municipalité, dans le cadre d’une décentralisation, avec convergence des différentes « missions » mises en place par Chàvez, mais aussi des associations, des comités, des représentants de la communauté de quartier, du ministère de l’économie populaire, du secteur industriel, de différents spécialistes…

Ces « noyaux » se sont surtout développés sur la lancée des comités électoraux pour le référendum révocatoire d’août 2004, prévu par la constitution à mi-mandat présidentiel et obtenu par la réaction qui a essuyé une nouvelle et cuisante défaite. Des « unités de base » avaient été constituées par le gouvernement et les secteurs populaires sous forme de « patrouilles » de 900 000 volontaires et Chàvez a proposé que ces « bataillons de compagne » se transforment en « bataillons sociaux » pour appuyer les différentes « missions », les orienter et réclamer une transformation de l’Etat. Cela nous rappelle que chaque victoire du peuple, même sous forme électorale a été un formidable élément de radicalisation.

Récit.

- Au matin du 16 février 2006, un groupe de français est arrivé au Noyau de Développement Endogène (Nucleo de Desarollo Endogeno) Fabricio Ojeda, à l’ouest de Caracas, quartier de Catia. Dans la camioneta du ministère de l’information, en plus, un employé français du ministère chargé de l’organisation de la visite et une équipe video.

Revenons à notre visite : le « nucleo » Fabricio Ojeda, occupe un ancien dépôt de PDVSA (industrie du pétrole), société d’Etat présente dans le comité de gestion et principale source de financement. On y trouve une clinique populaire, proposant des soins gratuits pour tous, y compris pour les étrangers de passage… Il y en a 20 de ce type à Caracas ; l’objectif est qu’il y en ait 40 (200 pour l’ensemble du pays). Cela complète les missions « Barrio Adentro » qui reposent à trois niveaux sur la présence de médecins cubains directement dans les quartiers, et les « comités de santé » locaux eux aussi.

Autre secteur représenté : l’alimentation. Cette « mission » est la mission « Mercal » (14500 au Vénézuéla actiellement) : un supermarché ouvert à tous, où l’on trouve des produits entre 30 et 50% moins cher, approvisionnés par des coopératives de production. Des Mercal de gros, approvisionnent à la fois les supermarchés et les cantines populaires (4600 dans tout le pays) où l’on peut avoir un repas et un goûter gratuits chaque jour ; les gens inscrits sur des listes de quartier peuvent aussi recevoir gratuitement au Mercal des produits de première nécessité. Le réseau Mercal a aussi été conçu pour lutter contre la pénurie alimentaire que la droite peut déclencher, comme en décembre 2002 et janvier 2003, lors du sabotage de l’industrie pétrolière.

Ces différentes « missions » sont aussi un moyen de susciter l’auto-organisation et de contourner les pesanteurs bureaucratiques et la corruption. Deux coopératives ouvrières sont implantées dans le même lieu : une coopérative de textile composée de 128 employés, presque uniquement des femmes, anciennes femmes au foyer à qui la mission « Vuelvan Caras » a permis de suivre une formation continue suivie d’embauche ; le travail est organisé en 2/8 (bientôt en 3/8), le salaire dépend en partie de la production ; il existe une crèche publique (mission « Simoncito »).

Une coopérative de chaussures, davantage mixte, organisée sur les mêmes principes. Il n’y a pas d’organisation syndicale : « Pas la peine, ils sont tous propriétaires… », nous répond-on… Oui mais tous ouvriers aussi, un peu isolés, dans le cadre d’une économie de marché… Nous apprendrons d’ailleurs que, la semaine précédente, une grève avait éclaté: le comité de gestion prévoyait un dépôt de bilan…

L’intervention conjointe de dirigeants de PDVSA, et du ministère de l’économie populaire s’est soldée par le changement du comité de gestion, le renflouement financier et le maintien de l’entreprise.

- Quelles réflexions générales peut susciter une telle structure, au-delà de sa fonction sociale immédiatement perceptible ?
Elle représente un enjeu économique majeur : tout ce programme social est financé par la redistribution partielle de la rente pétrolière d’une économie pétrolière nationalisée dont l’Etat est le seul actionnaire. Pour Chàvez il s’agit explicitement du remboursement interne d’une dette contractée envers le peuple vénézuélien spolié, exclu, réduit à la misère pendant des décennies. Nous sommes donc dans le cadre d’une autre répartition des richesses… mais souvenons-nous que la répartition des richesses, même si elle a du jeu par rapport à la production des richesses, en est tributaire, c’est clair en cas de tension, de crise, d’affrontement ; elle est dépendante aussi de l’état du marché maintenu et, pour le pétrole, le cadre impérialiste exerce une pression directe, politique et économique, dont les grandes entreprises d’exploitation et de distribution sont les relais actifs avec une oligarchie (une « méritocratie » qui entend défendre ses privilèges).

L’économie vénézuélienne reste une économie capitaliste : comment passer du paiement d’une dette sociale à une production socialisée des richesses ? Peut-on vraiment construire le socialisme sans poser la question de la propriété privée des moyens de production et, en ce qui concerne l’industrie du pétrole, de sa maîtrise totale, socialisée elle aussi ?

Elle représente aussi un enjeu social : ce vaste mouvement d’intégration sociale répond à un fort niveau de mobilisation et à une politisation croissante du peuple vénézuélien ; il existe jusqu’à présent une interaction très forte entre la base et le sommet, entre les propositions gouvernementales (en particulier les missions) et les mouvements de fond des travailleurs et du peuple mais la question pourrait être formulée ainsi : comment combiner intégration sociale et transformation sociale ? On voit bien quel est l’enjeu politique : « Pouvoir du peuple », pouvoir « de tous pour tous » ? Oui, mais au-delà de l’effet d’annonce, sous quelles formes : directement ou indirectement? Localement ou globalement? Comment la décentralisation des lieux de pouvoir et d’activités populaires, comme les noyaux de développement endogènes, par exemple, se combine-t-elle avec la centralité du pouvoir politique ? S’agit-il simplement de réformer l’Etat ou de changer sa nature ? Le pouvoir du peuple qui s’exerce directement ça et là pourra-t-il devenir un véritable double pouvoir débordant les cadres proposés par Chàvez (comme lui-même semble le souhaiter) et capable de dénouer en sa faveur les affrontements majeurs encore à venir ?

Mise en place d’un complément de démocratie participative et active (« protagonica ») rééquilibrant la démocratie représentative, ou, par la généralisation de l’auto-organisation, processus de transition vers un véritable socialisme du XXIème siècle ? Ce qui se pose plus qu’en filigrane au Venezuela aujourd’hui c’est bien la question de ce que Trotsky appelait la « transcroissance » de la révolution.

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