“le Venezuela de Chávez” de Maurice Lemoine, paraît aux éditions Alternatives

Champ et contrechamp d’une révolution sans précédent

Ils sont tous lá ! Les voici, faufilés jusqu’á nous entre les mailles serrées de la guerre médiatique. Qui ? Ces corps de citoyen(ne)s, ces poitrines en sueur, cet humour infatigable d’un peuple méprisé, occulté par les grands médias. Aux antipodes d´un Monde ou d´un Libération perdus dans les règlements de comptes franco-français (Chávez = Castro, etc..), Maurice Lemoine travaille, enquête, rencontre, écoute loin des sentiers battus, accumule des images dans ses cartons. Résultat : un cahier de près de soixante-dix photos, accompagné de 74 pages d´explications.

La première photo déborde la couverture. C’est la commune de Caracas. Un peuple brandit une racine de manioc, un thermo á café, ses mains nues et pousse les gardes nationaux á défendre le président contre un coup d’Etat versaillais. Puis il y a tous ces corps surpris avant d’avoir pris la pose. Ce mélange de rire et de douleur sur le visage de la jeune indigène tendant son bras au vaccin. Les dents du garcon adossé aux planches brutes pour égrener un maïs qui lui appartient pour la première fois. Ce doigt sur la tempe de cette femme aux cheveux blancs au hasard d´un quartier populaire ("révoquer Chavez ? pas fou non ?”). La technique photographique exprime une solide méthode journalistique. Ce n’est pas l’individualité exotique arrachée au téléobjectif pour atterrir dans un hall de la FNAC. Encore moins l´illustration d´une commande idéologique imposée au "correspondant". C´est l’image née du temps. Elle ne nous montre pas l’individu mais la relation entre les êtres.

C´est la distance exacte, respectueuse du citoyen photographiant d’autres citoyen(ne)s entouré(e)s de leurs outils de travail, de leurs demeures pauvres aux tôles enchevêtrées, aux minces matelas de mousse, et de leurs rêves. Ici l’air est humide, les boeufs ont de l’eau jusqu’au poitrail, les femmes semblent parfois des sac d’os. Ces habitant(e)s profitent de l’objectif photographique pour nous interpeller - á travers une banderole hissée sur la terre occupée, un exemplaire de la Loi des Terres, ou la première récolte dans les mains ouvertes. Le regard, le visage, le corps sont tournés vers nous. Quand il écrit, par exemple, sur la réforme agraire Maurice Lemoine se fait l’écho des critiques populaires (2). Pas besoin de forcer le trait. Si les peuples font eux-mêmes la critique, pourquoi ne pas les écouter ? L´auteur photographie aussi les actions d’une opposition souvent violente et nous fait revivre l’Histoire á suspense, photographiant un Chavez “au visage marqué comme celui d’un boxeur” qui saute d’un hélicoptère pour rejoindre la multitude desarmée et reprendre avec elle les raffineries sabotées par la nomenklatura pétroliere.

Le 11 avril 2002 Maurice Lemoine, couché sur un pont de Caracas, prend une série de clichés qui démontent le prétexte visuel du coup d’Etat contre le président vénézuélien. Les télés du monde entier affirment alors que les chavistes tirent sur l’opposition. Ses photos prouveront au contraire qu’ils se défendent de francs-tireurs reclutés par la CIA et les putschistes... Le cahier photographique s’accompagne d’une enquête très fouillée de 74 pages sur les mesures sociales, chiffrées, datées, du gouvernement de Hugo Chávez, et met en lumière les ressorts de l’économie, les rapports sociologiques, les trajectoires politiques.

Ce texte nous explique le passé et le futur des images. De l’insurrection “nasserienne” menée en 1992 par un certain Hugo Chávez, fils d’instituteurs pauvres qui dès ses études de Sciences Politiques á l’Académie Militaire, avait écarté la ligne des “gorilles” façon Pinochet et prôné l’alliance progressiste civico-militaire... aux rencontres, quarante ans plus tard, du même Chávez, élu puis réélu Président de la République, avec ses homologues latinoaméricains, lorsque les peuples de l’Amérique Latine se réveillent en meme temps que le rêve d’unité de Simon Bolivar. Nourries de ce texte, les images révèlent un mouvement de fond, incarnent les ruptures et les décisions d’un peuple qui a trop pleuré et trop appris pour revenir en arrière. Ce que nous dit d´abord ce nouveau livre de Maurice Lemoine (3), c’est qu’aucune machinerie impériale, médiatique, militaire, ne peut arracher á un peuple sa dignité retrouvée, ce bonheur, cette fierté de se sentir enfin maître chez soi, de sortir de l’humiliation.

Face au journalisme d’imputation qui recycle á Paris le “totalitarisme chaviste”, ce qui frappe au Venezuela, c’est que les nombreuses critiques populaires sur la corruption, la bureaucratie d’un Etat encore hanté par un apartheid de quarante ans, s’accompagnent d’une confiance presque sereine dans le processus révolutionnaire. Non seulement Chavez a, en huit ans de gouvernement, largement confirmé ses convictions de démocrate (l´Organisation des Etats Américains, l’Union Européennne, l’Association des Juristes Latinoaméricains, la Fondation Carter sont unanimes á reconnaitre dans les présidentielles de décembre 2006 un processus “transparent, équitable, démocratique”) mais on accède ici au coeur de sa pensée politique : ce n’est qu’en développant la démocratie et la participation citoyenne á tous les échelons que la révolution avancera et s’approfondira.

Maurice Lemoine explique comment la démocratie représentative se renforce constamment á travers celle, participative, des conseils communaux, ces gouvernements locaux des communautés populaires ou les médias associatifs, clandestins avant la révolution, aujourd’hui instruments d’une parole libre, autonome et souvent critique. L’avant-dernière photo montre l’image la plus exacte d’une jeune télévision communautaire d’Etat (Vive TV). Une réunion de quartier á l’avant-plan, occupe presque toute l’image, la déborde. Dans le fond, simple appendice de sa parole, une caméra, un micro. Il n’est jamais trop tard pour apprendre du peuple, et inventer pour cela, la télévision rêvée par Armand Mattelard dans ses années chiliennes.

Jean-Luc Godard proposait aux cinéastes militants de se laisser envahir par le Vietnam ou par la Palestine plutôt que de les envahir á coups de clichés. Libre a chacun, aujourd’hui, de voyager au Venezuela pour y retrouver Lénine, Marcos, Trotsky ou Bob Marley. Mais n’est-il pas temps de nouer un autre rapport á l’Amérique Latine que celui de la “plus-value pour mon courant” ? Comme le conclut Maurice Lemoine, le socialisme participatif, indigène, nationaliste, républicain, bolivarien et chrétien qui s’invente au Venezuela est difficilement analysable et n’a pas de précédent.



Source: Blog de Thierry Deronne

(1) "Le Venezuela de Chávez", Éditions Alternatives, Paris 2006. 142 pages, 20 euros. www.editionsalternatives.com

(2) Lire M. Lemoine, "Terres promises du Venezuela", le Monde Diplomatique, octobre 2003. http://www.monde-diplomatique.fr/2003/10/LEMOINE/10634

(3) Lire aussi "Chávez presidente !", du même auteur, éditions Flammarion, 800 pages, 2005. Maurice Lemoine est spécialiste de l'Amérique latine, et rédacteur en chef du Monde diplomatique, auquel il collabore depuis 1984. Il a couvert tous les conflits d'Amérique centrale, la Colombie et le Venezuela (où il était présent lors du coup d'Etat d'avril 2002). Il est l'auteur de plusieurs ouvrages comme Les cent portes de l'Amérique latine, éditions de l'Atelier, 1997, La Dette, roman de la paysannerie brésilienne (roman), L'Atalante, 2001, Amérique centrale : les naufragés d'Esquipulas, L'Atalante, 2002, Chavez, Présidente ! Flammarion, Paris, 2005

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